Wellington

LEÇON D'ANGLAIS

Texte Philippe Kallenbrunn
Photo Julien Poupart

LA QUESTION DE L’INDÉPENDANCE DE LA CATALOGNE TOUCHE LES CLUBS DE LA RÉGION, RÉGIS PAR UNE FÉDÉRATION A L’HISTOIRE ANCIENNE. DU SUD DE BARCELONE JUSQU’AUX PYRÉNÉES, L’EMPRISONNEMENT DES LEADERS AUTONOMISTES EST VÉCU COMME UN RETOUR AUX ANNÉES LES PLUS NOIRES DU PAYS. EN DÉPIT DE CE CONTEXTE TROUBLE, LE RUGBY CATALAN NOURRIT L’AMBITION DE POURSUIVRE SON DÉVELOPPEMENT.

Il est assis en face de nous, dans cette rame austère du métro de Barcelone, au début du mois de février. C’est un grand-père à la carrure imposante, fagoté dans un pardessus couleur chasse et pêche. De ses yeux mi-clos perce un regard lointain, qu’il soutient en dépit des saccades du train. Sa mine paraît fatiguée, son visage grave. Quelle hantise habite ses pensées ?, nous demandons-nous en descendant à la station Verdaguer. La réminiscence des heures sombres ? L’homme a l’âge de s’être frotté au franquisme, lorsque la Catalogne fut privée de son autonomie jusqu’à la Constitution de 1978. À la boutonnière, il arbore le ruban jaune. Plein cœur. Ce même bout de tissu que portent les gens d’ici pour réclamer la libération des leaders indépendantistes et des anciens dirigeants de la Generalitat – le gouvernement autonome catalan – emprisonnés depuis l’automne.

Fin novembre, le gouvernement espagnol a interdit la couleur jaune sur les bâtiments publics et les fontaines de la région peuplée par 7,5 millions d’habitants. On ne la distingue d’ailleurs plus guère autour de la Rambla, le lieu le plus touristique de la ville, qui descend de la place de Catalogne au bord de mer. Ailleurs, cependant, comme sur les balcons des immeubles du district de l’Eixample, d’immanquables drapeaux indépendantistes habillent les rues. L’« estelada blava », au graphisme inspiré de la bannière cubaine affranchie de l’Espagne. C’est-à-dire la traditionnelle « senyera », quatre bandes rouges sur fond jaune, complétée par une étoile blanche dans un triangle bleu.

Ignasi Planas nous reçoit dans son bureau de l’immense avenue Diagonal, pas peu fier de nous montrer une photo de Jonny Wilkinson publiée dans un de nos magazines. Il porte la cravate de la Fédération catalane de rugby (FCR). Cet avocat en droit du travail vient d’être réélu pour un mandat de quatre ans à la présidence de l’institution dont les statuts ont été déposés en 1922 sous la houlette de son fondateur, Baldiri Aleu. Ancien trois-quarts centre du Club Natació Barcelona (1986-2003), Planas s’efforce de poursuivre le développement d’un rugby régional essentiellement amateur, sinon champêtre. Le ballon ovale anime sa passion. L’engagement politique occupe une autre partie de sa vie. L’homme accepte de le dévoiler timidement, en ôtant sa casquette de dirigeant qui tient à respecter la diversité des opinions au sein de sa fédération. « Je suis contre les brutalités policières et contre l’emprisonnement des membres du gouvernement, nous explique-t-il. La fierté de la Catalogne, c’est d’avoir su faire entendre sa voix dans la non-violence. Nous respectons la pluralité de notre pays mais ce que nous vivons en ce moment, c’est un retour de quarante ans en arrière, et pas un projet pour notre futur. Nous avons ici une culture européenne de la démocratie et de la liberté. Vous savez, le Catalan est un idéaliste, un romantique… »

Ignasi Planas connaît bien Carles Puigdemont, le président de la Generalitat en exil, dont il souhaite le retour aux affaires ainsi qu’il l’exprime fréquemment sur son compte Twitter. Le rugby les a réunis. Journaliste, Puigdemont dirigeait autrefois Catalonia Today. « Une revue entièrement rédigée en anglais, détaille le président de la FCR. Nous nous sommes rencontrés parce qu’elle s’adressait aux anglophones qui sont souvent intéressés par les choses du rugby. » Du pain bénit pour le ballon ovale en Catalogne, dont l’actualité est à peine effleurée par les médias régionaux. « Nous aimons beaucoup Messi mais… », sourit-il, en pointant la concurrence démesurée des autres sports collectifs barcelonais.

Le rugby catalan se trouve pourtant à l’origine de l’essor de ce sport en Espagne. Le premier match international de la sélection ibérique, contre l’Italie, se tient en présence du roi Alfonso XIII, le 19 mai 1929, lors de l’inauguration du stade de Montjuïc, construit sur les hauteurs de la ville pour l’Exposition universelle. En 2001, l’enceinte devenue entre-temps olympique a été baptisée du nom de Lluís Companys, l’ancien président de la Generalitat exécuté par les franquistes en 1940. Dix ans plus tard, l’Usap y accueille Toulon en quart de finale de la Coupe d’Europe.

Les liens entre la politique et le rugby catalan sont nombreux. Le 2 janvier 1934, la fédération catalane, avec ses homologues française, allemande, tchécoslovaque, italienne et roumaine, compte parmi les membres fondateurs de la Fédération internationale de rugby amateur (FIRA), devenue Rugby Europe en juin 2014. À l’époque, l’initiative des Catalans suscite l’ire de la fédération espagnole qui proteste d’avoir été tenue à l’écart des discussions. Elle intégrera finalement la FIRA le 24 mars de la même année, non sans l’aide de la FCR. Fâchée, l’Espagne exclura néanmoins les Catalans des compétitions officielles du pays à la suite de cette tempête diplomatique. Depuis lors, la sélection catalane joue régulièrement des matchs amicaux. Aujourd’hui, 47 clubs sont affiliés à la FCR.

Le plus ancien d’entre eux se trouve à Sant Boi de Llobregat, dans la banlieue sud-ouest de Barcelone. L’Unió Esportiva Santboiana, fondée en 1921 par Baldiri Aleu, initié au rugby à Toulouse pendant ses études de vétérinaire, évolue dans la première division catalane (Divisió d’Honor), dominée cette saison par le VRAC et El Salvador, les deux clubs phares de Valladolid. Les intempéries n’ont pas épargné la pelouse du stade qu’il a fallu sabler, lorsque nous découvrons les lieux, guidés par le trois-quarts aile français Jérémy Bergue, passé par le centre de formation de l’Usap. Une tribune latérale un peu défraîchie se démarque de la main courante qui entoure l’enceinte. Le club-house, où les parents patientent au chaud pendant l’entraînement des gamins, surplombe l’unique terrain du club. Au bout des vestiaires, fonctionnels et modernes, une salle de musculation sans fard mais dotée de tout le nécessaire. La flopée de trophées amassés dans une salle qui jouxte les bureaux administratifs témoigne du fait que nous sommes ici dans le club le plus prestigieux de la Catalogne.

L’équipe une se compose en majorité de joueurs amateurs, certains bénéficiant d’un logement pris en charge par le club. Deux Argentins, trois Français, un Italien, le groupe brille par son multiculturalisme. Six rugbymen seulement possèdent un contrat professionnel, dont la rémunération oscille entre 1000 et 2400 euros. Tous sont néo-zélandais et issus de Palmerston North, une ville de l’île du Nord. Les joueurs, qui ne sont engagés que pour dix mois, doivent tous s’impliquer dans la vie du club. Au cours de notre visite, l’un des Néo-Zélandais donne une leçon d’anglais à un groupe d’enfants tandis que, non loin, le capitaine Ruben Sanz s’apprête à mener la séance de préparation physique des moins de 16 ans.

Nous nous installons auprès de l’ailier Nil Baro, furtivement passé par le centre de formation de Bordeaux-Bègles. À 24 ans, il est non seulement un redoutable marqueur d’essais, mais aussi un défenseur inconditionnel de l’indépendance de la Catalogne. « Ce qui s’est passé le 20 septembre est inacceptable », avance-t-il. Ce jour-là, la police nationale et la garde civile ont saisi près de 10 millions de bulletins de vote et les convocations adressées aux assesseurs du référendum organisé par la Catalogne, mais jugé illégal par Madrid. Elles ont aussi arrêté quatorze membres du gouvernement régional. Carles Puigdemont a trouvé refuge en Belgique. « Ma mère a participé à l’organisation de ce référendum dans ma ville de Castelldefels, poursuit Baro. Elle n’a pas été blessée mais ailleurs, la police a frappé des gens. Nous n’avons plus le droit de parler en catalan, comme sous Franco. En quarante ans de démocratie, nous n’avions jamais connu quelque chose d’aussi fort. Quoi qu’il se passe maintenant, rien ne reviendra jamais à la normale, notamment pour les jeunes de ma génération. »

Les revendications les plus fortes concernent la fiscalité. En 2012, la Generalitat avait demandé à Madrid de bénéficier du même régime que le Pays basque, c’est-à-dire de récolter directement l’argent des contribuables et d’être libre de son affectation. Le gouvernement espagnol a refusé, provoquant la réapparition du vieux serpent de mer de l’indépendance. « La Catalogne apporte beaucoup d’argent à Madrid, nous voulons notre autonomie économique, appuie-t-il. La deuxième raison de mon engagement, c’est parce que mon cœur est catalan. Je voudrais surtout que l’on comprenne que notre conflit est un conflit international puisqu’il touche à la démocratie. »

Dans ce climat de haute tension, le rugby catalan tente de poursuivre son développement. « Nos relations avec la fédération espagnole restent cordiales, confie Ignasi Planas. Nous travaillons en collaboration mais nous sommes maîtres de ce qu’il se passe en Catalogne. Lorsque j’ai été élu à la tête de la FCR, nous avions 3 000 licenciés. Nous en comptons 7 000 aujourd’hui. Nos clubs se sont structurés. Autrefois, ils comportaient une équipe senior de trente joueurs. Désormais, ils en ont deux, des équipes de jeunes et des féminines. À Sant Cugat, par exemple, il y a la plus grande école de rugby d’Espagne. Mon axe de travail, à présent, est de permettre l’amélioration de nos infrastructures. »

Le FC Barcelone Rugby, section du grand Barça, est installé à la Teixonera, un quartier très excentré. Nous y découvrons un terrain avec des poteaux, au milieu d’autres occupés par des cages de football. Les vestiaires ? Des Algeco. À Badalona, au nord de Barcelone, un unique terrain, bucolique, protégé par une église quasiment attenante. Le poumon du rugby catalan bat aussi dans ces petits clubs aux moyens sommaires, où le bénévolat reste la règle.

À Olot, cité paisible de 34 000 âmes au pied des Pyrénées, le terrain ne ressemble à aucun autre. Enfoui dans la forêt, au fond du complexe sportif municipal dessiné par le grand cabinet d’architectes local, il offre une pelouse parfaite. « Nous la retrouvons quand même parfois bien abîmée par le passage des sangliers », nous raconte Farran Ortiz, 29 ans, le président-joueur du Garrotxa Rugby Club, ingénieur au civil dans sa ville de toujours. Ici aussi, comme dans les zones rurales de la Catalogne, des rubans jaunes et des drapeaux flottent dans les rues, accrochés aux balcons et aux lampadaires. Et le camp des partisans retient son souffle face à l’incertitude de son destin. « Si elle obtenait son indépendance, la Catalogne pourrait rivaliser dans les championnats européens et mondiaux, croit Ignasi Planas. Ce serait une véritable révolution sportive et économique pour le rugby catalan, en matière de couverture médiatique, de partenariats et de popularité. Je suis convaincu que, dans quelques années, nos clubs en bénéficieraient également et nous aurions alors une équipe catalane à la porte de la Pro D2 française ou de la Guinness Pro 14. »

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