
Texte Mathieu Ropitault
Photo Julien Poupart
L’ITALIE EST EN PREMIERE LIGNE DANS LA CRISE DES MIGRANTS.
AU COEUR DU PIEMONT, UN CLUB DE RUGBY LES ACCUEILLE A BRAS OUVERTS.
Il y a posé son baluchon en 2015. Après des milliers de kilomètres parcourus. Avant ça, Ibrahim n’avait jamais entendu parler de Casale Monferrato. La cité du Piémont indissociable du plus gros scandale européen de l’amiante, à mi-chemin entre Milan et Turin. L’entreprise Eternit, spécialiste du fibrociment, y a causé plus de 1 800 morts. Sans compter les centaines de victimes atteintes d’un cancer qui rejoignent la liste macabre à mesure que les années s’écoulent sur les rives voisines du Pô. Deux ans plus tard, l’Ivoirien de 23 ans n’ignore plus rien de la tragédie locale. En prime, il défend désormais les couleurs du XV de la ville sinistrée et de ses 35 000 habitants. Mais il est sans poste fixe, « des fois arrière, des fois ailier ».
Le Tre Rose Rugby est un précurseur de l’autre côté des Alpes : il est le premier club de rugby à accepter des demandeurs d’asile. Une révolution en pleine crise migratoire. Une bénédiction pour Ibrahim qui y voit « de l’espérance et une bonne raison de se lever le matin ». En 2011, il quitte son quartier d’Abidjan « pour jouer au football et au handball, au Mali puis au Niger ». De quoi s’offrir une vie meilleure. Sa pérégrination le mène au fil du temps jusqu’à la côte libyenne. Il essaye alors de traverser la Méditerranée. À ses risques et périls. « Le bateau gonflable s’est percé… J’ai réussi à revenir à la nage, même si l’on était assez loin de la plage. » Sa deuxième tentative, en juin 2015, est la bonne : « J’ai passé trois jours en mer avant d’accoster en Calabre. » D’un camp d’accueil, les autorités transalpines le transfèrent à Casale Monferrato, à deux jours de bus. C’est là qu’Ibrahim apprend que des asilés tâtent du ballon ovale. « J’ai découvert la squadra et ça m’a plu, surtout que j’avais déjà fait du rugby chez moi, en Côte d’Ivoire. » Il est bien le seul du groupe.
Rendez-vous sur la pelouse du Campo Ronzone, l’antre du Tre Rose Rugby. En cette mi-mai, sous le soleil du nord de l’Italie, l’entraînement habituel a pris l’allure d’un match amical. Fin de saison oblige. Du bord de touche parvient un mélange improbable d’italien, d’anglais, de français et de dialectes africains. Une vraie rencontre internationale. « Dieci metri ! » tonne l’un. « Ten meters ! » aboie un autre. Tout un programme pour reculer de dix mètres après un coup de sifflet de l’arbitre. La partie met aux prises les deux effectifs du club de Casale Monferrato. D’un côté, l’équipe première, quelques Transalpins et beaucoup d’exilés d’Afrique subsaharienne. « Les pionniers ». De l’autre, une nouvelle équipe composée à 100 % de migrants fraîchement débarqués. Tuniques de la Squadra Azzura sur le dos, ils sont des bizuts pur jus. Trois mois de rugby au compteur.
Comme eux, Youssuf était totalement étranger aux passes vrillées à son arrivée sur la Botte en 2015. Originaire du Mali, il a saisi l’opportunité ovale telle une bouée de sauvetage. « C’est dur de parler de futur, je ne sais pas de quoi demain sera fait. J’ai déposé une demande d’asile et j’attends une réponse. Il faut rester positif, relativise le jeune homme de 25 ans. Une chose est sûre : le rugby fait maintenant partie de ma vie. » Pour le centre et ses coéquipiers, peu ou pas de travail et pas grand chose à faire, hormis les cours d’italien – obligatoires. Les plaquages tiennent lieu d’échappatoire. Un moyen de combler les longues semaines et les mois interminables dans l’espoir d’un titre de séjour en bonne et due forme.
Boubacarr est bien placé pour en témoigner. À la différence d’Ibrahim, muni d’un permis de séjour pour raisons humanitaires – « valable deux ans » –, il a épuisé les recours pour sa régularisation. Il est en situation irrégulière depuis trois mois. Autant de temps sans entraînement. À son grand regret. « On oublie nos problèmes une fois sur le terrain, souffle timidement le Gambien. Notre quotidien n’est pas facile à vivre. Quand je joue au rugby, je ne pense plus à tout ça. » Le flanker, comme beaucoup de ses congénères, voulait pourtant d’abord faire du football. Impossible : « trop de monde » dans les écuries du coin. En lot de consolation, il hérite du rugby, « un sport rude ». Mais qu’importe, il enfile le protège-dents. À 26 ans, il est un vétéran, l’un des premiers réfugiés à avoir intégré le XV de Casale Monferrato.
L’aventure solidaire mature au printemps 2014. Lorsque Paolo Pensa, le dirigeant du Tre Rose Rugby, croise la route de Mirella Ruo, la présidente de Senape, une coopérative sociale chargée de l’accueil des migrants dans la cité piémontaise. « Elle m’a demandé si je pouvais en recruter quelques-uns et j’ai accepté, malgré leur technique rugbystique inexistante, raconte l’ex-carabinieri de 55 ans, du genre modeste. Ils étaient des athlètes à part entière, cela me suffisait. » Août 2014, quatre Ghanéens chaussent les crampons. Début 2015, Boubacarr rejoint le casting. Les novices se fondent dans la mêlée, l’intégration est en marche. À tel point que Paolo, convaincu par l’expérience, « ouvre les portes » à d’autres demandeurs d’asile. « L’oisiveté est mère de tous les vices. »
Dès la saison 2015/2016, une trentaine s’embarquent dans les joutes de la série C2, cinquième et ultime échelon national. Sur les feuilles de match, 21 des 22 joueurs convoqués doivent être issus de la formation italienne. Pas de quoi embarrasser Paolo. « Est considéré issu de la formation italienne tout joueur n’ayant jamais été licencié dans son pays, c’est le cas de nos ragazzi (garçons), explique-t-il. Cela reste encore compliqué à prouver puisque des fédérations africaines ne m’ont jamais répondu… » Du coup, le bon samaritain se démène pour lever les barrières et obtient une dérogation de la Fédération italienne de rugby. Le sésame a une contrepartie : tirer un trait sur une promotion en division supérieure si le club remporte le championnat.
Le Tre Rose Rugby est loin du compte pour le moment. Il vient de finir bon dernier pour la deuxième année consécutive. Somme toute logique pour des profanes plus habitués à taquiner un ballon rond. S’y ajoute la contrainte de construire un collectif stable avec une population par définition mouvante. Sans oublier la barrière de la langue. En deux saisons, les réfugiés se sont mis une seule victoire sous la dent. Un succès arraché dans la douleur en clôture de la saison 2015/2016. « On a gagné de deux points en terminant le match à douze contre quinze, après un carton rouge et deux cartons jaunes », se plaît à rappeler Paolo, tout sourire. Depuis, les défaites s’enchaînent.
« Le principal, c’est d’avancer ensemble, de gagner de l’expérience, se défend Ibrahim. On veut montrer une image positive des migrants, prouver que l’on peut apporter quelque chose, que ce soit sur le terrain ou à la société. Nous avons aussi perdu de supers joueurs. Sans eux, on est moins performant. » C’est le revers de la médaille. L’afflux des exilés a été suivi du départ de rugbymen « du cru ». Certains, déçus du niveau de jeu, s’engageant dans d’autres clubs de la région. À chacun son exode. Résultat, l’équipe est désormais quasi exclusivement composée de demandeurs d’asile. Fabio est l’un des rares locaux à ne pas avoir abandonné le navire. Le barbu de 31 ans, au club depuis 2012, se dit « fier » de porter le brassard de capitaine de cette formation « un peu particulière ». « Les débuts n’ont pas été faciles. Il y avait bien sûr la barrière de la langue et ils ne comprenaient rien aux règles de jeu, reconnaît le solide numéro 8. Mais des liens se sont tissés et c’est une aventure humaine incroyable. »
Ce n’est pas l’avis de tous. En attestent les « quelques insultes racistes reçues sur les réseaux sociaux » par le président du Tre Rose Rugby. Plus grave, début 2017, le minibus du club est vandalisé. Le quinquagénaire joue les chauffeurs trois fois par semaine pour assurer le transport des migrants dispatchés dans les bourgades alentour. Qu’à cela ne tienne, une collecte est organisée et le véhicule est remplacé. Du baume au cœur pour Paolo. Rebelote le 21 mars. Un grenadier planté devant le Campo Ronzone lors de la Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale est arraché quelques jours plus tard. En réponse à la mauvaise graine, une nouvelle cérémonie de plantation est organisée dans la foulée. Cette fois avec la maire de Casale Monferrato.
« Paolo Pensa a été très courageux de monter cette équipe, d’affronter le racisme et la bureaucratie. C’est un exemple à suivre pour chaque citoyen. Les migrants sont une richesse et nous devons tout faire pour faciliter leur intégration. Nous ne devons pas céder à la peur ou ériger des murs. Pour éviter que le monde ne devienne une jungle, ne perdons pas notre humanité, implore Titti Palazzetti, l’élue du Partito Democratico. Notre ville était internationalement connue jusqu’alors pour le scandale de l’amiante. Aujourd’hui, nous ne pouvons que nous réjouir de la voir associée à cette belle histoire. » Et ce n’est pas l’unique motif de satisfaction : le président du Tre Rose Rugby a récemment été approché par des clubs souhaitant reproduire son initiative. Sans nulle doute la plus belle victoire du club.